Les Ateliers de [sens public] de l’édition collaborative au livre ouvert

1. Abstract

Quel est le futur du livre ? Est-ce que les livres papier existeront encore dans quelques années ? Ou sera-t-on passé au tout numérique ? Que peut apporter le support numérique dans le domaine de l’édition universitaire ? Ce sont des questions qui se posent encore avec urgence aujourd’hui, à l’heure où la publication académique a certes fait des progrès en matière de diffusion (plateformes de diffusion, libre accès), mais encore très peu d’avancées sur le plan éditorial. En témoigne par exemple la prédominance du format PDF pour les versions papier, ou encore les limites du format EPUB. Ces deux formats, destinés spécifiquement à une édition numérique homothétique au papier, ne permettent pas à la monographie d’embrasser pleinement les potentialités de l’environnement numérique. Une telle ambition suppose que les acteurs en Sciences humaines (SH) s’emparent de leur propre futur en le construisant.
Au carrefour des pratiques de lecture classiques et des nouveaux usages liés au numérique, la collection augmentée des Ateliers de [sens public] (accessible à l’adresse https://ateliers.sens-public.org/) propose une complémentarité entre édition papier et édition numérique. Conçus par des chercheur·e·s en SHS, les ouvrages publiés par les Ateliers se distinguent de la monographie académique traditionnelle en explorant des formes d’écriture alternatives : essai, manifeste, échanges épistolaires, carnet de recherche, etc. L’objectif de la collection est de proposer des modèles d’écriture et de publication favorisant la conversation entre les chercheur·e·s, la réappropriation du savoir et l’éditorialisation des contenus publiés. Un tel modèle suppose la mise au point d’une chaîne éditoriale innovante qui engage une attention différente, disséminée et distribuée, privilégiant l’approfondissement par rebonds.
Les deux formes de publication qui fondent la collection (édition papier et édition numérique) présupposent des pratiques différentes de lecture et deux approches différentes à la réception des contenus.
Le livre papier – ainsi que le numérique homothétique (EPUB ou PDF) qui reproduit à l’identique le livre papier sur un support numérique – tend à une lecture linéaire. Une thèse peut y être présentée et argumentée de façon complexe. Le lecteur sera capable de suivre de manière linéaire le développement de l’argumentation, de reprendre le cheminement de pensée de l’auteur en se laissant accompagner d’un bout à l’autre du discours. La collection impose ainsi un format assez court (120/200 pages), à savoir la longueur adéquate pour présenter une thèse et la démontrer à l’aide d’une argumentation unique et cohérente. La lecture savante d’un livre papier suppose de passer plusieurs heures pour saisir tout le raisonnement de l’auteur. Le discours doit alors nécessairement être linéaire, amenant le raisonnement à sa fin. On cherche alors à minimiser les écarts par rapport au chemin principal. L’appareil critique, les références, les parenthèses, les exemples, les images, les statistiques, les détails… tous ces éléments participent à altérer la linéarité du discours et de la lecture.
L’édition numérique augmentée, en revanche, présuppose une lecture non linéaire, qui procède par approfondissement et par associations. L’expérience de lecture sur un sujet débute avec un premier texte dont on souhaite approfondir un aspect. Ce qui semblait n’être qu’un détail se révèle foisonnant lorsque l’on navigue vers un contenu associé mais localisé ailleurs. Cette navigation génère le parcours emprunté par le lecteur. Ce parcours n’a pas été prévu par un auteur ou un éditeur, et ne pré-existe pas à la navigation. Si l’auteur ou l’éditeur ont suggéré des pistes et ouvert des portes vers d’autres contenus, la navigation est effectivement laissée aux lecteurs, selon leurs envies, leurs besoins ou encore leur créativité, c’est-à-dire leur capacité d’association. En ce sens, il n’est pas exact, comme le voudrait Nicholas Carr, que le numérique détruit notre capacité d’attention. En matière de lecture savante, le support numérique de lecture ne favorise pas le suivi d’un discours long et unitaire, mais promeut une attention différente, disséminée, privilégiant l’approfondissement par rebonds. Une telle lecture suppose des efforts d’association qui relèvent déjà d’une activité herméneutique. En libérant le parcours de lecture, c’est une nouvelle responsabilité d’appropriation et d’interprétation qui est transférée dans les mains du lecteur. De son côté, l’éditeur se voit déléguer une nouvelle fonction éditoriale : celle de concevoir et de mettre en place les conditions de l’appropriation et de l’interprétation.
Deux objectifs principaux ont motivé le projet des Ateliers de [sens public] :
    Réfléchir aux modèles éditoriaux de l’édition numérique enrichie des monographies pour redéfinir un modèle épistémologique pour la monographie - structuration des contenus, balisage, rapports entre papier et numérique - qui réponde aux défis actuels de l’édition numérique.
    Fournir une solution logicielle adéquate et opérationnelle pour pouvoir produire des monographies enrichies.
La collection des Ateliers de [sens public] offre les deux possibilités de lecture : une édition papier (avec ses analogues homothétiques numériques : EPUB et PDF) et une édition en ligne augmentée. L’édition en ligne augmentée propose le texte en intégralité et en libre accès, ainsi que toute une série de contenus additionnels qui sont autant de portes à franchir pour le lecteur, que ce soit des approfondissements, des sujets connexes, d’autres formes de contenus, d’autres plateformes, d’autres parcours. Le parcours de lecture, propre à chaque lecteur, n’a pas été spécifiquement prévus par l’auteur ou par l’éditeur du livre. C’est également pour cette raison que l’édition en ligne augmentée est gratuite : elle devient un point d’accès vers un univers connecté externe au livre, qui lui échappe et qui n’a été créé ni par l’auteur, ni par l’éditeur. L’édition numérique facilite par ailleurs la navigation à l’intérieur du livre, en proposant des index et des renvois qui démultiplient encore les parcours de lecture. En plus d’une circulation libre des contenus, les liens vers d’autres contenus mettent en place un cercle vertueux entre le travail de l’auteur et celui d’autres auteurs. Ils matérialisent un réseau de connaissances et un dialogue d’idées, sans pour autant sacrifier le discours linéaire, dont la forme de l’argumentation demeure claire, identifiée et reconnaissable dans le champ scientifique. Ces parcours propre à l’édition numérique augmentée sont complémentaires d’une lecture plus classique se plongeant pleinement dans la thèse de l’auteur et dans son cheminement de pensée, propre à l’édition papier ou à ses doubles numériques homothétiques.

Références

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Hélène Beauchef (antoine.fauchie@umontreal.ca), Canada Research Chair on digital textualities, Antoine Fauchié (marcello.vitali.rosati@umontreal.ca), Canada Research Chair on digital textualities, Servanne Monjour , Canada Research Chair on digital textualities, Nicolas Sauret , Canada Research Chair on digital textualities, Marcello Vitali-Rosati , Canada Research Chair on digital textualities and Michael Eberle-Sinatra , Canada Research Chair on digital textualities

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